Le MONDE 27 février 2011
Nomades, nous resterons
Si tu veux dire la vérité, assure-toi que tu as un bon cheval. » Proverbe tzigane. Dans les tribus gitanes et tziganes, on connaissait un vieux proverbe : » Pour vivre heureux, vivons cachés. » Par crainte des conventions et du pouvoir, nous n’avons jamais permis aux autochtones de s’approcher de nos campements. D’un côté, les habitants des villes et des villages, désireux de voir passer le plus vite possible une population jugée dangereuse. De l’autre côté, des tribus repliées sur elles-mêmes, ne dévoilant de leur culture que ce qu’elles voulaient bien montrer, c’est-à-dire très peu.
Avec le temps, certains traits de notre culture nomade ont pénétré la société occidentale. Comme nous, une partie importante de la société veut vivre au soleil : les bureaux, les usines, les patrons, les responsables politiques, ils n’en veulent plus. Ils votent de moins en moins. Nous, on ne vote pas. Vous avez supprimé le service militaire. Nous ne l’avons jamais fait. Et la réussite sociale nous semble bébête !
Comme le dit le poète gitan Jean-Marie Kerwich : » Ils construisent des murs et ils détruisent le vent. » Malheureusement, les sédentaires ne détruisent pas que le vent. Aujourd’hui, la destruction touche tout le monde : les gens de modeste condition, les faibles, les Arabes, les Noirs, les juifs et même les riches.
Le poète Jean Grosjean dit : » L’Occident me fait penser à ces troupeaux d’animaux qui se jettent par milliers du haut de la falaise pour se suicider. «
Nous, nous installons notre petit chapiteau dans des villes très différentes les unes des autres. Quand nous sommes dans une ville pauvre, nous avons des contacts avec plein de gens, et quand nous partons, des dizaines d’hommes et de femmes viennent nous saluer. Je me souviens d’un commissaire de police me suppliant de rester dans sa ville. Quand nous installons le chapiteau dans les beaux quartiers, nous n’avons pas de contact avec la population. Comme dit ma fille de 14 ans : » Si les riches étaient heureux, ça se verrait sur leur visage. «
Pauvres Chinois, qui travaillent comme des bêtes pour rejoindre un modèle qui les tuera eux aussi ! Que s’est-il passé pour que tant d’hommes et de femmes soient malheureux dans ce pays ? Dans les tribus gitanes et tziganes, nous avons des défauts, mais les garçons et les filles se rencontrent et n’ont pas peur de faire des enfants. Une de mes plus jeunes filles vient de fêter ses 16 ans, en même temps que les 2 ans de son fils. Nous ne connaissons pas le racisme de l’âge : les 14-15 ans entre eux, les 18-20 ans entre eux, les 30-40 ans, les 50-60 ans, et ainsi de suite jusqu’à la mort. Car, même morts, on est séparés : les chrétiens dans des cimetières chrétiens, les musulmans dans des cimetières musulmans, et les juifs dans des cimetières juifs.
Et ce mépris pour les femmes qui gagne tous les jours du terrain… Comme disait mon fils, quand il avait 10 ans : » Ce serait joli, s’il n’y avait que des femmes. » Les tribus gitanes et tziganes sont des sociétés matriarcales. Les femmes prennent les décisions importantes, tout leur appartient, et les enfants portent leur nom…
Il est interdit d’offrir des fleurs car il faut les couper. Le mot » lendemain » n’existe pas. Notre langue, qui vient du nord de l’Inde, n’est pas verbeuse, elle va à l’essentiel. Souvent, un mot désigne plusieurs choses. Par exemple, » police » et » diable « , c’est le même mot ; et » ciel « , » donner » et » Dieu « , c’est aussi le même mot. Nous avons une médecine qui guérit des maladies que la médecine officielle ne guérit pas. Cette culture s’est construite dans le vent, sur des chemins pierreux, loin des modes et du confort des villes.
Depuis quelques mois, les responsables politiques européens s’intéressent à notre sort, bien que nous soyons plusieurs millions en Europe. Personne ne nous demandera notre avis et, de plus, la présidence hongroise de l’Europe pour les six mois tombe mal car les responsables politiques hongrois nous détestent.
Mettre un Gitan ou un Tzigane dans une maison ou un appartement est une aberration. Quand le sinistre président roumain Ceausescu a mis de force les Tziganes dans des appartements, les Roumains, qui ont de l’humour, disaient en parlant de nous : » Ces gens sont bizarres : ils mettent les chevaux dans les appartements, et eux, ils vivent dehors ! «
Beaucoup d’hommes et de femmes à travers le monde se soucient des tribus indiennes en Amazonie. Qui se soucie des tribus indiennes en Europe ? Notre peuple est originaire de ce » pays continent « .
Il y a un problème humain à résoudre et, pour le résoudre, les gens qui gouvernent nomment des hommes dont les qualités humaines sont atrophiées, voire inexistantes. Sur cette lancée, on devrait demander au ferrailleur d’accoucher les femmes, et recruter des gars dans les écoles de flamenco pour faire la guerre.
Je ne suis pas loin de penser que, dans ce pays, tout est mal fait ! L’attaque sauvage que le pouvoir a lancée cet été sur les campements tziganes n’a pas de lien avec le nazisme, mais elle a un lien avec l’affaire Dreyfus car, si ce jeune capitaine n’avait pas été juif, il ne se serait rien passé. Si les campements délabrés avaient été occupés par des Anglais, des Allemands, des Italiens ou des Suisses, il n’y aurait pas eu d’attaque. Une fois de plus, le pouvoir se trompe. Mal informé, il pense que, demain, 500 000 Tziganes de l’Est viendront s’installer en France. Il a oublié que nous sommes des nomades et que ceux d’entre nous qui ont résisté à la sédentarisation tourneront dans toute l’Europe.
Ces responsables ont un souhait : la mixité sociale dans les aires de stationnement qui nous sont réservées, toujours entre la décharge municipale et l’autoroute. Elle est où, la mixité sociale ? Et quand l’aire de stationnement existe, c’est dans la loi, il est interdit d’aller sur le terrain vague d’à côté.
Nous ne voulons pas être parqués, nous refusons les cases, nous voulons rester dans le nomadisme. C’est déjà bien assez de vivre dans un océan de lois. On refuse de vivre entre des murs, on veut sentir le vent, voir des paysages à perte de vue, faire de la musique autour d’un feu toute la nuit. Quel mal y a-t-il ? Ce que ma communauté a vécu cet été a touché le cirque Romanès. Le pouvoir nous dit qu’il n’y a pas de lien, mais comme les accusations ne reposent sur rien de sérieux, nous sommes bien obligés de penser que le lien existe. Plusieurs personnalités du spectacle et de la politique sont intervenues, mais ça ne change rien.
Faut-il se mettre à genoux pour être entendus ? Une jeune femme qui fait des chansons, de la corde raide, et qui a du pouvoir, ne peut pas ne pas tendre la main à un petit cirque tzigane qui se noie.
Chère Carla, j’attends tout de vous. En France, sur les plateaux de télévision, toutes les minorités ont leurs représentants, sauf nous. C’est toujours un homme ou une femme étranger à notre communauté qui parle de notre malheur. Et en parle mal. Mais nous ne sommes pas les seuls invités à se taire. Les poètes sont dans la même situation. Les recueils de poésie qui paraissent en France seraient-ils plus mauvais que les romans ? Comme l’écrit un poète tzigane dont j’ai oublié le nom, la plupart des romans sont moins utiles qu’un cure-dents. Il y a actuellement en France une dizaine de poètes remarquables, notamment la poétesse Lydie Dattas. Malgré plusieurs publications au Mercure de France et chez Gallimard, elle demeure inconnue. Elle vient de publier un livre magnifique qui s’appelle La Foudre (Mercure de France). Quand elle sera morte, on découvrira une poétesse au niveau de Corneille et de Racine…
Dans ce pays, les grands moyens d’information existent, mais ils sont asphyxiés par l’Audimat, le politiquement correct, le vedettariat et les débiles mentaux. L’immense poète Jean Grosjean n’a jamais eu une heure de télévision. Mais des crétins qui se disent écrivains ont des centaines d’heures. On vient de fêter le centenaire de la naissance d’un autre grand poète, Jean Genet. Heureusement, France Culture lui a consacré plusieurs émissions et Laure Adler l’a royalement servi. Mais pour des raisons obscures, les médias font comme si ce poète n’avait jamais existé. On entend régulièrement des médiocres dire : » Il n’y a plus d’artistes en France. » Si le milieu artistique se résume à ce que nous montrent les chaînes de télévision, effectivement, il n’y a pas grand-chose.
La Bible dit : » Au commencement était le Verbe. » Pour les tribus tziganes et gitanes et pour les poètes, il n’y a pas de commencement. p
Alexandre Romanès
Luthiste baroque, poète et directeur de cirque
Né en 1951, Alexandre Romanès est issu d’une grande famille du cirque, dont il s’éloigne à l’âge de 25 ans afin de retrouver la culture gitane. Poète salué par Jean Grosjean ou Christian Bobin, il a publié, aux éditions Gallimard, » Paroles perdues » (2004) et » Sur l’épaule de l’ange » (2010). Il dirige le Cirque tsigane, composé de Gitans et accompagné d’un orchestre venu des Balkans.