« La négation des Roms est une des choses d’Europe les mieux partagées »
Entretien avec Jean-Pierre Liégeois
vendredi 18 février 2011, par Charles Girard, Jean-Pierre Liégeois
Jean-Pierre Liégeois, sociologue, a fondé en 1979 et dirigé jusqu’en 2003 le Centre de recherches tsiganes de l’Université de Paris Descartes. Depuis 1982 il travaille en étroite collaboration avec le Conseil de l’Europe. Ses travaux, publiés depuis 1967, ont ouvert de nouvelles perspectives de compréhension des communautés roms.
Parmi ses derniers ouvrages : Roms et Tsiganes, dans la Collection Repères (Éditions La Découverte, 2009), Roms en Europe, Éditions du Conseil de l’Europe, 2007, Le Conseil de l’Europe et les Roms : 40 ans d’action, Éditions du Conseil de l’Europe, 2010.
Propos recueillis par Charles Girard, membre du comité de rédaction de Raison publique.
Raison Publique : Roms ou Tsiganes : les débats récents en France et en Europe ont montré la confusion qui règne souvent dans l’usage de ces termes, et la faible connaissance des groupes qu’ils désignent. Vous soulignez les enjeux politiques liés à l’emploi de ces différentes dénominations. Pourquoi, et à propos de qui, employer ces différents termes ?
Jean-Pierre Liégeois : La réalité est complexe, et de plus elle est vue à travers le prisme des préjugés et stéréotypes qui se sont développés pendant des siècles à l’égard des populations concernées. Les Roms, Manouches, Sintis, Gitans… forment en fait un ensemble de populations très diversifiées. L’histoire, à travers des migrations ayant l’Inde comme origine il y a mille ans, a amené des groupes à parcourir des régions et des continents différents, à se fixer parfois depuis des siècles, ce qui a entraîné une diversification des pratiques linguistiques et culturelles.
J’emploie deux images pour faire comprendre une organisation sociale qui reste forte par-delà les différences. D’abord l’image d’une mosaïque : chaque élément de l’ensemble est original, différent des éléments voisins, mais ne peut être compris que par sa place dans un ensemble. La seconde image est celle d’un kaléidoscope : les éléments bougent dans une configuration d’ensemble, mais les relations entre les éléments demeurent. Chaque élément de la société est lié aux autres, par la pratique linguistique, par le respect de normes et valeurs communes, sinon il n’y aurait pas d’existence ni de permanence sociale et culturelle possibles. Il faut par ailleurs se rendre compte, que les Roms n’ont pas de frontières géographiques, de territoire de référence. Les déterminants sont sociaux et linguistiques, et les frontières psychologiques. Il y a donc nécessité de valeurs fortes, et fortement partagées.
Parmi les communautés considérées, les Roms sont de loin les plus nombreux en Europe et dans le monde. Mais surtout, lors du premier Congrès mondial qui s’est tenu en 1971 et a réuni des représentants Roms, Gitans, Sintis, Manouches, etc. il a été décidé, pour des raisons politiques et pratiques, pour faire du lobby, que tous les groupes se présenteraient, politiquement parlant, au niveau européen et mondial, comme faisant partie des « Roms », et ensuite a été créée l’Union romani internationale. C’est pourquoi j’indique qu’il y a une légitimité politique pour employer le terme « Rom » pour l’ensemble des groupes, sans oublier qu’il existe une grande diversité.
Venons-en au terme « Tsiganes ». Les Roms, Gitans, Manouches font partie, avec d’autres, d’un vaste ensemble qu’en français on peut nommer « tsigane » car il n’y a pas de terme issu de la langue, le romani, pour désigner l’ensemble de la mosaïque. On peut donc dire qu’il y a une légitimité sociologique pour l’emploi du terme « Tsiganes » qui regroupe l’ensemble. Par exemple, pour marquer et respecter cette diversité, la grande fédération qui regroupe en France près de quarante associations dont chacune est formée de Gitans, Roms, Manouches, etc. a choisi de s’appeler l’Union Française des Associations Tsiganes. Il y a cependant certaines langues dans lesquelles il n’est pas possible d’utiliser le terme « Tsiganes » ou son équivalent : ainsi l’allemand, car Zigeuner évoque la sinistre période nazie et le Z tatoué sur le bras, ainsi le roumain, car Tigan évoque les siècles d’esclavage des Roms dans les principautés de Moldavie et Valachie, et le terme est devenu synonyme d’esclave. C’est pourquoi le projet du gouvernement roumain de nommer « Tigan » les Roms n’est pas acceptable, et il est refusé par toutes les organisations roms et les organisations de défense des Droits de l’homme.
RP : Comme vous le rappelez, le terme « gens du voyage » est une spécificité française, apparue dans les années 1970. Que désigne-t-il ?
JPL : Il s’agit d’une catégorie administrative, étiquette globalisante et catégorisante. Les autres États n’ont pas inventé de terme comme celui-ci, qui est d’ailleurs intraduisible. Il est fonctionnel car il permet de désigner, sans la nommer explicitement, ni ethniquement ou culturellement, une communauté qu’on ne veut pas reconnaître comme minorité. Ce terme, aujourd’hui le plus utilisé dans le contexte administratif français et dans les discours politiques est un néologisme inscrit dans une logique fonctionnellement liée à telle ou telle politique, notamment aux politiques d’assimilation. Les textes officiels français sont caractérisés par l’absence de toute connotation ethnique et de toute référence culturelle. Les Bohémiens ou nomades du début du 20e siècle sont devenus des « sans-domicile fixe », puis des « personnes n’ayant pas de ressources régulières leur assurant des conditions normales d’existence », puis des » personnes nomades ou d’origine nomade ». Ensuite la notion de « Gens du Voyage » a émergé, au cours des années 1970, à la fois pour éviter le soi-disant stigmatisant « nomades » qui pourtant n’est que la caractérisation objective d’une partie des populations concernées, et pour désigner, sans la nommer explicitement, une catégorie de population qui fait l’objet de textes réglementaires.
Il s’agit là d’une catégorie administrative, de l’étiquetage d’une entité qui ne comporte pas de singulier (« un » Gens du Voyage ?) respectueux des personnes qui la composent, et qui, traduite en d’autres langues, entraîne invariablement des difficultés et des malentendus profonds, allant du « touriste » au « voyageur de commerce ». Elle ne peut pas non plus être abordée au pluriel, car « deux ou trois Gens du Voyage », si cela est politiquement correct, ne l’est pas grammaticalement. Elle n’est utilisable que globalement, en tant qu’amalgame. Cela est bien pratique, et quand le discours politique stigmatise les « Gens du voyage » il ne peut pas être juridiquement sanctionné puisque le terme ne caractérise pas culturellement ou ethniquement une population. On laisse ainsi passer en contrebande, et en toute impunité, une quantité de stéréotypes négatifs.
RP : Alors même que les Roms sont présents dans le monde entier, et répartis depuis des siècles dans toute l’Europe (il y a entre 10 et 12 millions de Roms européens), les États semblent désireux de les définir comme des « étrangers ». Pourquoi la reconnaissance de l’identité européenne, ou, dans ce pays, de l’identité française, de ces populations est-elle si difficile ?
JPL : Parmi les « Gens du voyage », nombreux sont les Roms. On voit bien là l’arbitraire de la dénomination, et de la synonymie présentée pendant l’été 2010 dans les discours gouvernementaux, entre Roms et étrangers : en fait la majorité des Roms présents sur le territoire français sont français depuis longtemps, et sont issus de mobilités successives. Pour ne donner que deux exemples du 20e siècle, je mentionnerai l’arrivée de famille roms au début du siècle, en provenance de la Russie d’avant la Révolution de 1917, ou encore la venue dans les années 1970 de familles roms de l’ex-Yougoslavie, essentiellement de Macédoine, quand des accords bilatéraux ont été signés entre l’ex-Yougoslavie et d’autres États, notamment la France. Je crois important de rappeler qu’on s’inscrit dans mille ans d’histoire, dont plus de la moitié en Europe. Cela permet de mieux avoir conscience de la présence historique des Roms dans chaque État, et du contexte politique qui s’est développé au cours des siècles. Il n’y a pas de différence majeure concernant la situation des Roms d’un État à l’autre, ni de différence dans les politiques menées à leur égard. On peut en proposer une typologie qui est le reflet des grandes tendances :
– ce sont des politiques d’exclusion, par le bannissement hors du territoire d’un Royaume, ou d’un État ; il s’agit le plus souvent d’une disparition géographique, par le rejet hors du territoire ; il peut s’agir d’une disparition physique que la plupart des familles rom d’Europe ont eu à subir douloureusement sous le régime nazi ;
– des politiques de réclusion : la disparition souhaitée géographiquement par un bannissement synonyme d’éloignement devient souhaitée socialement par l’enfermement et l’éclatement du groupe et des familles, accompagné d’une utilisation de la force de travail que peut représenter la communauté rom ; c’est l’envoi aux galères, l’envoi dans les colonies à peupler, la déportation, l’esclavage, etc.
– des politiques d’inclusion : par l’assimilation du Rom par son environnement. La disparition est alors culturelle, et le Rom n’est considéré que comme un marginal posant des problèmes sociaux ; il n’est plus interdit mais contrôlé, il n’est plus rejeté mais assimilé.
Ces trois catégories peuvent être considérées dans une chronologie, mais elles peuvent aussi coexister car la volonté d’assimiler n’a jamais réduit le désir d’exclure, d’où le hiatus qu’on observe entre le discours politique central et l’action des collectivités locales. En bref la négation des Roms est une des choses d’Europe les mieux partagées, et quand différence il y a c’est plus en terme d’accentuation de telle ou telle action qu’en termes de présence ou d’absence de telle ou telle politique.
RP : Quelle est la situation aujourd’hui ?
JPL : Aujourd’hui on entre dans une chronologie à rebours : il est davantage question, dans les discours politiques, d’exclusion plutôt que d’assimilation, et on en revient au fait que chaque État, comme au temps de la royauté, cherche à renvoyer les Roms dans l’État voisin. La situation actuelle conjugue notamment :
1 – une réactivation de l’exclusion au niveau national (renvoi sous des formes diverses comme les reconduites à la frontière, le plus souvent inutiles et plus coûteuses qu’une politique d’accueil) à travers une instrumentalisation de la question de migration de familles qu’on brandit comme un épouvantail pour faire peur ; on construit à nouveau une image négative qui vient inspirer puis légitimer les actions de rejet, et réduit à néant les efforts d’intégration qui ont été développés.
2 – une pression des institutions internationales, qui vise à la reconnaissance culturelle des Roms (le texte le plus fort adopté par l’Union européenne, une Résolution du Conseil de 1989, souligne que la langue et la culture des Roms font partie du patrimoine linguistique et culturel de l’Union européenne depuis plus d’un demi millénaire), à leur protection (différents rapports mentionnent que les Roms sont les citoyens les plus discriminés, et des instruments de lutte contre la discrimination ont été mis en place), et à leur mobilité dans l’espace européen.
3 – une période d’indécision : on s’est aperçu que les politiques mentionnées, d’exclusion, réclusion ou assimilation, n’ont pas abouti au cours des siècles, et on s’interroge, ce qui ouvre la voie à de nouvelles réponses.
Aujourd’hui la France entre de façon radicale dans la réactivation de l’exclusion. Il ne s’agit pas là d’une analyse ou d’une présentation subjective ou partisane, à teneur militante ou politique, mais on se situe dans un registre strictement juridique : par exemple interpellation en France de la Halde et de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme, interpellations européennes, dernièrement notification à la France, par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, de sa violation de 7 articles de la Charte sociale européenne, à l’égard des Roms et des « Gens du voyage ». On peut aussi mentionner le fait qu’un texte fondamental comme la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales n’a pas été signé par la France : il s’agit d’un texte du Conseil de l’Europe, et sur les 47 États membres seuls 4 n’ont pas signé : France, Turquie, Andorre et Monaco, donc si on le replace à l’échelle de l’Union européenne la France est le seul État parmi les 27 à ne pas accepter ce texte.
RP : Vous travaillez depuis trente ans avec les institutions européennes. Après plusieurs décennies de politiques européennes en direction des Roms européens, n’est-il pas surprenant que ceux-ci puissent encore être traités comme des « marginaux » en Europe ?
JPL : Les Roms représentent la minorité la plus importante d’Europe, avec entre 10 et 12 millions de personnes. Un grand nombre d’États ont moins de citoyens qu’il n’y a de Roms en Europe. Par ailleurs ils sont présents dans tous les États. Ce sont des citoyens d’Europe, pour ne pas dire du monde. Ils n’ont pas de consulat ni d’ambassade, d’État de référence. Quand un État développe une politique positive à l’égard des minorités, prenons le cas de l’éducation scolaire et du matériel pédagogique, cela ne pose pas de problème technique car il suffit que telle ou telle minorité demande du matériel pour les classes, ou pour la formation des enseignants, à son État de référence : par exemple la minorité allemande, ou slovaque, ou roumaine, de Hongrie, peut emprunter un tel matériel à l’Allemagne, ou à la Slovaquie, ou à la Roumanie. Mais cela ne peut pas se faire pour les Roms, d’où, d’une part, la vocation des institutions comme le Conseil de l’Europe, l’Union européenne, l’OSCE, de soutenir les Roms, et d’autre part la nécessité de coopération entre les États.
Par ailleurs, étant donnée leur situation pan-européenne, je propose un renversement de perspectives : les Roms ne sont pas des marginaux, mais ils sont au cœur de l’intégration européenne. Deux faits majeurs marquent l’Europe depuis quelques années, qui sont la mobilité des populations, et l’émergence des minorités depuis 1990. Or les Roms, citoyens européens, qui ont vécu l’Europe avant qu’elle ne se construise institutionnellement, sont aussi mobiles (pas forcément nomades, ce qui est autre chose) en ce sens que l’organisation familiale, sociale, politique, passe par dessus les frontières, et ils sont membres d’une minorité. Ils représentent un paradigme dans l’Europe du 21e siècle et les politiques à leur égard peuvent servir de modèle. Le fait est avéré dans le domaine des projets éducatifs lancés par les institutions européennes. Dans cette logique le Conseil de l’Europe, la plus ancienne institution européenne, dont les fondements et les axes de travail sont les droits de l’homme, l’éducation, la culture, la cohésion sociale, développe une réflexion et une action depuis 1969, concernant les Roms. De nombreuses actions ont été développées, qui touchent les 47 États membres d’aujourd’hui : actions sous la forme de programmes dans le domaine de l’éducation et de la culture, actions aussi pour développer la connaissance des Roms et par là diminuer les préjugés et stéréotypes qui sont au cœur des politiques étatiques, en ce sens qu’ils les inspirent et viennent les justifier, actions enfin dans le domaine de la proposition et de mise en œuvre de conventions, de textes visant au respect des droits, comme la Charte sociale européenne, ou encore la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, qui ne touchent pas spécifiquement les Roms bien sûr, mais les concernent tout particulièrement.
L’Union européenne a porté son attention sur la situation des Roms à partir de 1984, en lançant une étude puis un programme en matière d’éducation, et son activité s’est intensifiée lors de la candidature d’États d’Europe centrale, essentiellement avec la mise en place de grands programmes d’aide financière qu’il faudrait aujourd’hui évaluer et coordonner, car on a l’impression qu’on navigue à vue, sans vision à moyen et long termes, et seulement en réaction à des événements auxquels il faut faire face à un moment donné.
Entretien réalisé avec l’aide du programme de recherche RESPECT, financé par la Commission Européenne (7th Framework, GA n°244549). Les informations et opinions exprimées dans le cadre du programme RESPECT sont de la seule responsabilité de leurs auteurs. L’Union Européenne n’est pas responsable des usages qui peuvent en être fait.
par Charles Girard, Jean-Pierre Liégeois