{{ {{{Mon pote le Gitan}}} }}
Jamais les Tziganes n’auront eu à ce point la cote. Festivals, modes, rigodons, disques, ça n’en finit pas. Et des Nuits manouches à L’Alhambra (superbe coffret au Chant du monde) ! Et une Andalucia, de Raphaël Faÿs (même label) ! Et le Brothers to Brothers des frères Ferré avec les frères Belmondo (Nocturne Jazz). Tchavolo Schmitt (Miri Familia, Harmonia Mundi) joue à L’Atelier Charonne, Paris-12e, le jeudi 9 octobre. Quant aux frères Ferré, ils seront à l’Opéra Comédie de Montpellier, samedi 11 octobre : Elios, le sage, et Boulou, l’élève de Messiaen. Leur père ? Matelo. Leurs oncles ? Sarane et Baro. Tous guitaristes, tous disparus. Leur invité ? Biréli Lagrène. De vrais prénoms et des histoires à remplir un train de roulottes, mon frère.
Les Tziganes viennent de l’Inde. Ils s’affectent une origine égyptienne qui leur vaut le nom de » Gypsies » en anglais. Leur route se sépare un peu avant le Rhin, se nommant au nord les » Manouches « , au sud les » Gitans « . Voir le film de Gatlif – Latcho Drom -, les travaux savants de Patrick Williams, plus toute une rêverie puissante, prompte au mythe : de Carmen (la Gitane qui parle basque, pourquoi personne ne s’en avise ?) aux Bijoux de la Castafiore (Hergé), en passant par Cendrars.
Beau corpus, beaux corps. Mystères, diableries, danses du feu. Le génie de ce peuple nomade qui exalte sa propre histoire, la vie, les persécutions, les fatigues et l’amour, son vrai génie, c’est d’obliger l’autre, le » payo « , au clicheton. Clichés mi-mi : mi-mystifiés, mi-haineux, selon une procédure magique de racisme légal. Voleurs de poules, trafiquants, ferrailleurs, lascifs, poncifs : tout se condense dans le délicieux euphémisme qu’échotiers caquetants, policiers et passants s’obligent à dire à contrecoeur : » Les gens du voyage. »
Manouches et Gitans compliquent la donne. Ils adorent les cartes. L’Orient ne leur fait pas peur ni les gammes ioniennes, influences hébraïques ou modes arabes. Pour peu que l’on eût vraiment écouté leurs musiques, du mode phrygien au cante jondo, on n’en serait pas là. Mais non. Comme d’habitude, on inverse le rapport. Eux jouent à fond sans en faire d’histoire – ils savent -, nous en face on fait les frivoles. On prend ça pour des gitaneries spontanées, Django ou Camaron de la Isla tralala. On les trouve authentiques, les bougres, et tout ça sans même savoir lire la musique.
Un soir, aux puces de Vanves, Babik Reinhardt (1944-2001) déniche un album de Wes Montgomery. Wes, le plus sophistiqué des guitaristes afro-américains (1925-1968). Babik zone avec un trader de ses amis. Babik, homme du monde, garçon merveilleux, entraîne son trader dans sa roulotte. Là, religieusement, ils jouent le disque de Wes. C’est un chorus ahurissant, sur un tempo d’enfer. En une seule écoute, Babik décroche sa guitare aux cordes échevelées, et d’oreille, toc, d’un trait, il rejoue tout le chorus qu’il vient d’entendre pour la première fois, sans la moindre erreur. Le trader tangue dans la roulotte et revend ses actions. Or, ce n’était, si l’on ose dire avec un immense respect, que Babik. Même pas Django : son fils.
En fait, les Gitans, on les aime au coin du feu, quand ils font les Gitans entre eux. Sinon, jamais ils n’auront été si ardemment pourchassés. Pur cas d’école pour la conférence de l’intégration qui va réunir, à Vichy, les ministres de l’intérieur de l’Europe : veni, vidi, Vichy (3 et 4 novembre). Immigrés de l’intérieur, les gens du voyage mettent tout le monde d’accord. Avec sa batterie de lois et de fichiers, l’Italie donne le ton sur un mode supérieur. Tout ça tient en une chanson que le charmant Mouloudji, sa voix voilée un peu haute et son air d’archange à la Paco El Lobo, chantait mieux que personne : Mon pote le Gitan. Personne ne songe à la reprendre ? Bizarre.
Francis Marmande
Paru dans le journal LE MONDE du 9/10/2008