Protestantisme : « les tsiganes insérés mais décalés »

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Protestantisme : « Les Tsiganes sont insérés mais décalés »}}

lundi, 23 juillet 2007 / Journalchretien.net

Entretien avec Marc Bordigoni. Propos recueillis par Linda Caille

Marc Bordigoni est ingénieur de recherche à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence. Il a rencontré le monde des Gens du Voyage en travaillant au cours de ses études sur une aire de stationnement. Depuis 5 ans il a repris des recherches ethnologiques sur les rapports qu’entretiennent les « Gitans » et la société française. Ancien Maître de conférences des Universités, il a publié des articles concernant les Tsiganes dans les revues Ethnologie française, Études tsiganes.Septembre 2004. Propos recueillis par Linda Caille
Mission : Pourquoi s’interroger sur le nomadisme dans une société sédentaire ?
Marc Bordigoni : Le paradoxe est qu’il y a de moins en moins de nomades (ou de place pour les nomades) dans une société sédentaire mais où les gens sont de plus en plus mobiles. Les personnes voyagent, elles vont d’un lieu de résidence à un autre, qu’il soit temporaire ou permanent, pour le travail ou les vacances. On peut passer sa vie sur les routes, dans les gares et les aéroports, le plus souvent seul, quelquefois avec des collègues de travail et rarement en famille. Être un « travailleur nomade » est une expression à mon avis inexacte, cette circulation incessante n’a rien à voir avec du nomadisme. Je serais tenté de définir le nomade, ou plutôt les nomades (l’expression « gens du voyage » n’a pas de singulier) comme des gens qui se déplacent en famille et pour qui le fait de voyager permet d’organiser la vie économique de cette famille, qu’ils soient chasseurs-cueilleurs, éleveurs (Peuls, Touaregs), prestataires de service auprès d’éleveurs (les Baxtiari d’Iran) ou prestataires de services auprès des populations sédentaires comme les Tsiganes en Europe occidentale.
En France dès la fin du XIXe siècle les pouvoirs publics ont affirmé et garanti la liberté de circuler, (commerce, industrie, tourisme), mais en même temps ils ont voulu contrôler les « nomades » (catégorie juridique mise en place par une loi de 1912). Mais les pouvoirs publics n’ont jamais garanti le droit de stationner. On peut noter que du « temps des chevaux » comme disent les vieux gitans, la loi obligeait les maires à laisser stationner les caravanes de bohémiens, comme on disait, eu égard aux… chevaux. D’où la loi Besson en l’an 2000 qui fait obligation aux communes de plus de 5 000 habitants de créer une aire de stationnement (cf. encadré p. 7). Pour les Tsiganes français qui vivent « sur le voyage » comme ils aiment à le dire, les espaces ouverts permettant de stationner sont de plus en plus rares, et même quand ils achètent en famille des terrains pour pouvoir stationner quelques mois par an, les plans d’occupation des sols imposent des règles difficilement conciliables avec la présence des caravanes.
Quelle est la place de la religion chrétienne dans la vie des « gens du voyage » ?
MB : Certaines familles de gens du voyage ont des ancêtres dont on retrouve trace dans les archives il y a plus de 400 ans (on parlait alors d’Égyptiens et de Bohémiens). Ces documents sont souvent des actes de baptême, plus rarement des actes de mariage ou de décès. À travers le monde, selon les pays, ceux que l’on nomme Tsiganes sont musulmans, orthodoxes, catholiques ou protestants. Nomades ou sédentaires, ils demeurent souvent un peu en marge du fait de leurs activités économiques (prestations de services : spectacles, musique, artisanat, travail agricole journalier…)
Les autorités religieuses se sont rarement souciées d’eux, se contentant de leur conformité affirmée. La présence des gitans au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer est au départ celle de petits groupes familiaux de boumians, comme on dit en Provence, qui viennent là au XIXe siècle, comme les Provençaux et Languedociens, dans l’espoir de guérisons miraculeuses.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Église catholique se préoccupe de l’évangélisation des familles gitanes et cela pour deux raisons : l’aide de certaines familles manouches fournie à un prêtre dans l’assistance aux juifs internés près de Poitiers et de la diffusion d’une nouvelle expression de la foi à travers des Assemblées de Dieu.
À l’intérieur de la communauté tsigane évangélique, en quoi la guérison est-elle un moyen d’évangélisation ?
MB : Le pasteur Le Cossec (cf. page 11) rapporte dans ses mémoires la guérison par imposition des mains du fils de Marie-Jeanne Duvil, en 1950, à Lisieux. Elle est à l’origine de la diffusion du Pentecôtisme auprès des familles manouches de France. Aujourd’hui, dans chaque veillée, des femmes et des hommes portent témoignage de leur conversion et le plus souvent l’histoire qu’ils racontent commence par le récit d’une guérison, la leur ou celle d’un proche. L’imposition des mains par les pasteurs n’est que le moyen de la manifestation de la présence du Saint-esprit, car c’est lui qui « touche au cœur », guérit et libère du tabac, de l’alcool, des drogues.
Comment les pasteurs sont-ils formés ?
MB : C’est une grande force du mouvement évangélique que de s’appuyer sur des membres de la communauté pour la diffusion de la foi. Après un premier essai de formation au sein de l’École biblique européenne des Assemblées de Dieu qui fut un échec, le pasteur Le Cossec mit en place des formations propres aux futurs « serviteurs de Dieu » tsiganes qui devaient suivre deux sessions de deux mois à l’école biblique et ensuite, exercer leur ministère pendant deux ans sous la responsabilité des anciens avant d’être reconnus aptes au ministère.
Existe-t-il des dissensions entre les Tsiganes catholiques et les Tsiganes protestants ?
MB : Je serais tenté de distinguer deux niveaux, celui des personnes qui ont des responsabilités religieuses (pasteurs et rachaï (curés) et les autres. Au premier niveau, il y a débat sur le fond. La question de la formation est un point de discorde ainsi que la place accordée ou non à Marie, sur les textes à prendre en compte, leur interprétation ou au contraire leur lecture littérale. Il y a une dimension, toute humaine, de concurrence.
Dans les familles les choses sont très variables. La conversion d’un membre peut être l’occasion de vraies disputes (peut-être parfois est-ce l’inverse, une discorde indicible prend-elle un prétexte religieux ?) Bien souvent le souci de vivre ensemble, d’être bien ensemble, fera taire un temps au moins les dissensions religieuses.
Les Tsiganes évangéliques évangélisent-ils en dehors de leur communauté ?
MB : Il faudrait pouvoir définir ladite communauté. La Mission évangélique tsigane a depuis longtemps une mission auprès de « Tsiganes de l’Inde ». Sont-ils ou non membres de cette communauté ? En France, j’ai observé que les efforts des pasteurs tsiganes portent sur leurs proches.
Si vous voyez des caravanes et un chapiteau près de chez vous, vous pouvez demander à assister à la veillée, vous serez bien reçu. Mais pour l’avoir fait je ne peux pas dire que les pasteurs avec lesquels j’ai eu l’occasion de m’entretenir à la fin de ces veillées aient eu une attitude prosélyte, cette attitude aurait aussi été celle de bien d’autres pasteurs non tsiganes.
Les Tsiganes cherchent-ils une intégration ou un statut définitivement à part ?
Au regard de l’histoire des Tsiganes en France, et surtout des Tsiganes de France, c’est-à-dire des Français qui se sentent et se disent « gitans » ou « voyageurs », je serais tenté de dire que l’appartenance à la fédération protestante de France leur permet d’obtenir une reconnaissance de « vrais chrétiens ». N’oublions pas que le mot ordinaire qu’emploient les Tsiganes n’est pas « évangélistes » ou « pentecôtistes », ils se disent « chrétiens » et si besoin est, ils précisent « baptisés ».
Dans le passé, la foi des Tsiganes était mise en question du fait de leur absence à la messe. Mais comment rentrer dans une église occupée par ceux qui vous rejettent ? Le protestantisme, par son organisation communautaire et par l’absence de hiérarchie cléricale, par la doctrine et les fondements théologiques de la pratique religieuse a ouvert un espace à une expression de la foi chrétienne des Tsiganes. Cet espace leur permet d’exister sur la place publique de manière légitime. C’est ce que rappelle l’hebdomadaire Réforme (n° 3091, 26 août – 1er septembre 2004) : « Cette église [la Mission évangélique Tsigane de France] est membre de la Fédération protestante de France, identité rapidement avancée par les responsables pour asseoir leur respectabilité ».
C’est une des manifestations contemporaines de la manière « tsigane » d’être au monde, c’est-à-dire tout à la fois « dedans » et « dehors ». Il n’y a pas de société tsigane en dehors de la société, mais il y a une manière tsigane d’être inséré mais légèrement décalé, ce en quoi certains protestants se reconnaîtraient volontiers. n


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