Un regard positif sur les roms qui redonne de l’espoir

Roms : la vie devant soi
LEMONDE | 12.07.10
Ils ont deux points communs : ils aiment l’école et ils sont roms. Chacun a son histoire. Dana, 16 ans, folle de romans et de mangas, va passer en 1re et veut aller jusqu’au baccalauréat – voire au-delà. Cornélius, 18 ans, amateur de kung-fu, vient de décrocher un CAP de miroitier ; Sunita, 11 ans, commence à déchiffrer le français ; Vassile, collégien de 14 ans, pratique la boxe thaïe et se rêve en mécanicien. Des gosses normaux, en somme ? Presque. Car Sunita vit dans un squat de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), surpeuplé, infesté de rats, que les pouvoirs publics ont décidé de rayer de la carte – ce qui sera fait en juillet, les associations locales ayant obtenu que les bulldozers n’entrent en action qu’une fois finie l’année scolaire.
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La petite fille décrit sa vie, sans honte. Les autres – parce qu’ils sont plus âgés ? – répugnent à évoquer les pages noires de leur existence. Les règlements de comptes familiaux, la violence d’un parent alcoolique, un frère jeté en prison ou une soeur qui se prostitue : dites ou suggérées, ces choses-là doivent rester off. De même, aucun n’aime s’attarder sur l’ordinaire d’une vie ballottée entre le bidonville et le logement social, avec ses relents de cauchemar : expulsions brutales, parents embarqués par la police, agressions nocturnes (par la mafia et ses racketteurs ; par certains propriétaires ou voisins, décidés à faire « justice » eux-mêmes, un bidon d’essence à la main, etc.), sans oublier les attaques d’autres sans-logis, qui veulent la place, coûte que coûte.
De tout ce malheur, ils ont décidé de sortir. L’école les aide. Est-ce à la chance ou à leur mérite qu’ils doivent cet élan de vie ? Les deux, sans doute. Sur les quelque cinq mille enfants roms présents en France, selon les estimations du Collectif pour le droit des enfants roms à l’éducation, une infime minorité est scolarisée. Cornélius, Sunita, Vassile et Dana sont donc des exceptions. Ils disent à leur manière le bonheur d’apprendre, de se projeter dans le futur. Bonheur précaire, ils le devinent. Ils aspirent à « une vie comme tout le monde ».
A Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), avec Cornélius. Une douzaine de familles roms, dont celle de l’apprenti miroitier, habitent ici, dans le « village d’insertion » de la rue Saint-Denis, créé en 2007. Chaque foyer a son bungalow. Ce n’est pas le Pérou, mais il y a l’eau courante et l’électricité. La machine à laver est allumée non stop, comme la télévision, branchée sur une chaîne roumaine.
A l’instar de ses cinq frères et soeurs, Cornélius, aîné de la fratrie, a toujours été à l’école : en Roumanie, d’abord, que la famille a quittée en 2006 ; puis en banlieue parisienne. « Au départ, l’école, je m’en foutais. J’étais un petit voyou. Une fois en France, je ne sais pas pourquoi, j’ai vu les choses différemment. Je me suis dit : c’est ma vie ou quoi ? Je ne vais pas la détruire. Alors, je m’y suis mis », raconte le jeune homme, ceinture jaune de kung-fu et danseur émérite.
Il se rappelle, fiérot, le jour où il a eu 10 sur 10 à un devoir – « La meilleure note, en plus, à un devoir de français ! ». Sans sa mère, Mirela, ancienne ouvrière à l’époque de Ceausescu, il n’y serait pas arrivé. Elle-même a été à l’école jusqu’à la fin de l’adolescence. « C’est elle qui m’a poussé », plaisante-t-il. Le père travaille dans le bâtiment.
Quand il entre au collège, Cornélius ne parle pas un mot de français. C’était il y a trois ans. « Miroitier, c’est un bon métier, mais je vais continuer jusqu’au brevet professionnel. Ensuite, j’essaierai de passer les examens de la RATP », assure-t-il. En plus du CAP, il vient d’obtenir la carte de séjour de dix ans ! Cornélius rayonne. Il voit loin. Il rêve d’offrir une maison à sa mère, puis d’en avoir une à lui. S’il se marie, ce sera « plus tard », insiste-t-il, et non pas à 16 ou 18 ans, comme la plupart des garçons roms.
Grâce à l’association Parada, Cornélius et sa soeur Crizantema ont participé à des spectacles de danse. Cornélius s’est payé un téléphone mobile. Des livres, il n’en a pas. Sauf le volumineux Kung-fu, 3 000 ans d’histoire des arts martiaux chinois, de Roland Habersetzer. Un proverbe figure en exergue de l’ouvrage : « Il faut gravir la montagne pour pouvoir juger de la hauteur du ciel… »
A Montreuil (Seine-Saint-Denis), avec Dana. Elle est vive comme un écureuil, adore Johnny Depp, les croissants au beurre et la librairie Folies d’encre. A sa demande, on ne dira pas où elle loge. De toute façon, l’endroit qu’elle préfère, jure-t-elle, c’est la bibliothèque municipale Robert-Desnos. La lecture lui a appris à « s’évader », à voyager par la pensée : née à Colombes (Hauts-de-Seine), devenue lycéenne à Montreuil, Dana n’a jamais connu d’autre pays que la France, hormis une courte parenthèse en Belgique.
La Roumanie, où sont nés ses parents et son frère aîné, elle n’y a jamais mis les pieds. Dana rêve d’être bibliothécaire ou actrice. En France, évidemment.
« Mon premier livre, c’était Sakura », dit-elle, étonnée qu’on puisse ignorer le nom de l’auteur de ce manga, un certain Clamp, « connu dans le monde entier ». Elle aime aussi Twilight, roman de Stephenie Meyer, adapté à l’écran : « Une histoire d’amour entre un humain et une vampire – pas si loin de Dracula et de la Roumanie ! », s’amuse-t-elle. Elle parle de Boris Vian et de George Orwell comme si c’était de vieux classiques.
Malgré des changements fréquents de domicile (et donc d’école), la jeune fille a fait sa scolarité sans anicroche à Montreuil. De Ceausescu, elle ne sait pas grand-chose : « Un type qui a créé une sorte de dictature, non ? » Mais elle parle couramment le romani, la langue des Tziganes.
En discutant avec ses copines d’école d’ascendance algérienne, Dana a découvert que certaines « traditions », présumées communautaires, comme l’obligation faite aux filles d’arriver vierges au mariage, n’étaient pas propres aux Roms. Elle se garde de conclure. A l’ordinaire, elle s’habille comme les filles de son âge : un jean – un « slim », corrige-t-elle -, un tee-shirt et un gilet noirs. Quand elle va voir les Roms, seule ou avec sa mère, laquelle entretient les contacts avec la communauté de Montreuil, elle met une jupe, « par respect pour les anciens », dit-elle, sérieuse. « Une partie de ma vie est française, l’autre est rom. Les deux vont bien ensemble », assure-t-elle.
Sa soeur aînée, qui termine sa classe de 1re au lycée, a moins de chance. Elle est née en Allemagne et son certificat de naissance comporte une erreur – minime, en apparence : le prénom de sa mère, Zorinca, a été écrit avec un « K » par les fonctionnaires allemands, et non avec le « C  » qui figure sur sa carte d’identité roumaine. Du coup, Bucarest refuse d’établir à la progéniture, dont la filiation est jugée suspecte, passeport ou carte d’identité…
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Aujourd’hui âgée de 18 ans, la soeur de Dana, qui vit en France depuis l’âge d’un an, aimerait – désespérément – faire des études d’infirmière. Mais elle demeure, juridiquement, une « sans-papiers ». C’est par dérogation spéciale qu’elle a pu passer, vendredi 25 juin, l’épreuve orale du baccalauréat. « L’examen me fait moins peur que le fait de rester sans papiers », dit la jeune fille, qui demande à rester anonyme.
Vitry-sur-Seine, avec Sunita et Vassile. La petite est arrivée tôt, elle fait du vélo dans la courette. C’est dimanche. Queue-de-cheval, baskets roses, sourire éclatant : il n’y a guère que son gilet, déchiré au coude, qui trahit la misère dans laquelle elle vit. L’endroit du rendez-vous, Sunita le connaît par coeur.
La maison de Dominique Adam, enseignante à la retraite et militante du réseau Romeurope, est un peu son second foyer. Deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, Sunita vient ici, avant l’école, avec ses frères et sa petite soeur, le temps d’une douche et d’un chocolat chaud. « Ensuite, je les emmène en voiture. D’autres militants font de même le jeudi. Le mardi, ils vont tout seuls, ça leur prend une petite demi-heure à pied », explique l’ancienne prof de français-latin-grec. « Ils n’ont jamais eu une seule journée d’absence », souligne-t-elle. Sunita est officiellement domiciliée chez Dominique Adam. Sans cela, il lui aurait été difficile, voire impossible, d’être inscrite à l’école.
Sunita suit à la fois les cours du CM2 et ceux de la classe spéciale, réservée aux enfants étrangers pour les initier au français. Elle est arrivée en janvier – ne sachant, pas plus que les autres, s’exprimer dans la langue de Voltaire. Elle apprend à pas de géant. « Je voudrais continuer l’école, pour faire du calcul. J’aime bien les chiffres, dit-elle. Ma mère voudrait que je sois docteur, mais ça ne me plaît pas. J’aimerais être vendeuse dans un supermarché. A la caisse », s’enhardit-elle.
Ses copines de classe s’appellent « Nathalie, Linette, Anaïs et Loli ». Sunita ne se mélange pas aux garçons. « Il y en a qui me disent des gros mots. Par exemple, que je suis une Gitane. Alors je vais le dire à la maîtresse », lâche-t-elle en rougissant. « Moi aussi, quand j’étais petit, à l’école primaire, certains élèves me disaient ça. Après tout, c’est vrai : je suis rom. J’assume. Mais maintenant, cela n’arrive plus », commente Vassile, mince adolescent aux yeux verts, inscrit en classe de 5e au collège Danielle-Casanova. Ses copains à lui s’appellent « Dylan, Wali, Nourredine et Adam ». Il rêve d’être mécanicien, dans un garage automobile.
Sa famille a eu plus de chance que celle de Sunita : elle a été relogée, après l’expulsion d’un campement, dans un immeuble en bord de Seine. Vassile et ses trois frères et soeurs vont à l’école. « Je suis fier de mes enfants », lâche le père, ouvrier dans le bâtiment. Lui-même n’a été que quatre ans à l’école. C’était en Roumanie, dans un autre siècle. Juste avant de prendre la route et de « gravir la montagne »…
Catherine Simon

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