Point de vue
{{ {{{Une complémentarité entre les identités juive et française, par Richard Prasquier}}} }}
LE MONDE | 19.11.09
« Comment peut-on être juif ? » La question n’a jamais été facile, et souvent, quand on croit l’avoir résolue, on l’a compliquée. La République, pourtant, semblait lui avoir apporté non seulement une réponse, mais la paix des décisions prises et la sérénité des dilemmes surmontés. Etre juif, c’était être comme les autres, tout simplement. Avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Se soumettre à la loi, qui est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. En un mot, être citoyen. C’est la dette, depuis plus de deux siècles, des juifs envers la France, le pays qui, le premier en Europe, fit d’eux des citoyens comme les autres. Et c’est la source d’une gratitude que les juifs éprouvent à l’égard de la patrie où, pour la première fois après des siècles d’errance et de persécutions, ils ont pu, selon le mot de l’abbé Grégoire, « reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ».
Mais ce n’est pas si simple. Car qu’est-ce que cela veut dire, être citoyen ? Selon le mot fameux de Clermont-Tonnerre en 1790, reconnaître la citoyenneté des juifs, c’était leur accorder tout comme individus et leur refuser tout comme nation. Cette formule, l’idéologie qui la sous-tend, le mécanisme intellectuel qui la justifie sont à examiner d’un regard neuf. Car être un individu comme les autres, c’est pour tout citoyen la moindre des choses.
Nous mesurons les conquêtes passées, nous en connaissons la valeur, mais ce n’est pas être irrévérencieux que d’affirmer que, si l’on traite un juif comme un autre citoyen, on ne fait rien que d’élémentaire. En revanche, refuser toute reconnaissance d’une identité collective, cela signifie, pour le dire avec cette brutalité qui seule parfois exprime les choses exactes, nier tout ce qui fait qu’il y a entre les juifs un socle commun de références, d’attachements et de valeurs qui les rend non pas à part, mais distincts. Dire que tous les citoyens sont égaux, ce n’est pas dire qu’ils sont tous identiques.
Voilà qui exige, bien sûr, une clarification. Je tiens à dire deux vérités, avec la plus grande clarté.
Premièrement, pour en revenir aux mots de Clermont-Tonnerre, les Français juifs ne sont pas, et ne prétendent pas être, une nation dans la nation. Ils sont français, enfants de Marianne, héritiers des Lumières, et de cette patrie des philosophes éclairés et des tolérances équitables qui nous a faits ce que nous sommes.
Un héritage symbolique
Deuxièmement, et c’est là le plus difficile sans doute à entendre aujourd’hui, les juifs, par-delà les frontières, sont un peuple. Certes pas un peuple fondé sur le sang, les gènes ou l’enracinement dans un sol. Ce qu’ils ont en commun est un héritage, symbolique et prégnant, fondé sur une loi morale, des textes et des pratiques, héritage parfois accepté partiellement, mais héritage de choix, forgé par des siècles d’histoire tourmentée, maintenu à travers les dispersions et affirmé malgré les persécutions. La traque à l’époque de Vichy a convaincu, parfois dans le désespoir, ceux des juifs qui en doutaient jusque-là de la signification d’un destin commun. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) est l’héritier de cette prise de conscience.
Les juifs ont une langue, vénérable et ancienne, qu’ils ont ressuscitée. Et ils ressentent aussi, pour la plupart, la force spirituelle d’un foyer commun vers lequel tournent leurs pensées et leurs tendresses, Israël, Etat non pas juif, car ouvert à tous ses citoyens, mais Etat du peuple juif. Que celui-ci ait retrouvé sa souveraineté à Jérusalem, c’est le sursaut des espérances reconquises, une nouvelle dimension dans nos existences pour nous juifs, qui, selon la formule d’Elie Wiesel, pouvons vivre en dehors d’Israël mais ne pourrions pas vivre sans Israël.
Ce que je voudrais exprimer ici, c’est la force complémentaire de ces deux identités, française et juive. C’est la rencontre de deux universalismes, celui des droits de l’homme et celui des Dix Commandements. Nous en sommes les passeurs, les héritiers et les témoins. Cette rencontre nous crée des obligations, à savoir de nous ouvrir à la parole des autres. Nous ne devons jamais les oublier malgré les dangereuses tentations du repli entre soi. C’est cela qui nous rend français, et nous assumons de l’être à travers une appartenance à une communauté juive insérée en plein coeur de la nation française et rejetant tout communautarisme.
L’enjeu, en somme, c’est d’accepter que les juifs partagent une identité qui va au-delà de ses racines religieuses – qui, elles, il est vrai, doivent demeurer dans la sphère intime et rester du ressort de l’individu. Leur identité est collective, elle est celle d’un peuple, en un mot elle est politique.
Et c’est pourquoi le CRIF, organe politique de la communauté juive de France, parle en son nom, dans la République, avec l’exigence de la loyauté. Il ne représente nullement « tous » les juifs de France et estime qu’il serait absurde et contraire à notre tradition nationale de revendiquer un tel magistère.
Les juifs qui se reconnaissent dans ses conceptions et ses combats sont nombreux, avec des choix de vie ou de positionnement politique fort variés. Nous espérons qu’un jour ce type de mise au point ne sera plus nécessaire. Parce que nous aurons été compris. Et donc non seulement acceptés comme des individus, mais reconnus pour ce que, collectivement, nous entendons apporter à notre nation, la France.
Richard Prasquier est président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).