Les enquêtes ethniques interdites

{{La statistique, piège ethnique}}

Article paru dans l’édition du Monde du 10.11.07

La réalité du racisme ne justifie pas des enquêtes qui intègrent des questions sur la couleur de peau . En pensant à votre histoire familiale, de quelle(s) origine(s) vous diriez-vous ? Vous pouvez donner plusieurs réponses. « Et de quelle(s) couleur(s) de peau vous diriez-vous ? »

Ces questions vous seront posées si vous faites partie des 24 000 personnes tirées au hasard pour répondre à l’enquête de l’Insee et de l’INED intitulée « Trajectoires et origines », qui coûtera plus de 2,5 millions d’euros et offre ainsi à la loi Hortefeux un premier terrain d’application. L’interrogatoire effectué à domicile par un enquêteur Insee ne s’arrêtera pas là. Treize autres questions suivent qui portent sur votre religion et sur celle de vos parents, parmi lesquelles :

« Aujourd’hui avez-vous une religion ? Si oui, laquelle ? » « Dans votre vie quotidienne, portez-vous en public un vêtement ou un bijou qui peut évoquer votre religion ? » (Les instructions données aux enquêteurs précisent, si hésitation : comme une croix, une kippa, un voile ou un autre pendentif .)

Vous êtes en France, en 2007, dans une République dont la Déclaration des droits de l’homme de 1793 déclare solennellement que « les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence dans leurs élections (c’est-à-dire leur recrutement en termes actuels) que les vertus et les talents ». A quelle fin vous interroge-t-on alors sur votre couleur de peau et sur vos origines (après que d’autres questions ont détaillé votre lieu de naissance, votre nationalité, son acquisition et la même chose pour vos parents) ? Quelles sont ces origines qui ne sont pas réductibles aux paramètres de l’état civil ? Quel est l’objectif d’une telle enquête ?

La réponse des concepteurs de l’enquête est simple : la lutte contre les discriminations. Si on ne connaît pas qui est discriminable, comment empêcher qu’il le soit ? D’ailleurs, les Anglais et les Américains ne demandent-ils pas la race ou l’ethnicité dans leur recensement ? Voyons si ces arguments sont sérieux.

Les discriminations sont-elles moins importantes en Angleterre et aux Etats-Unis qu’en France ? Non, c’est plutôt le contraire. Bien que les catégories ethno-raciales soient en usage depuis plus d’un siècle aux Etats-Unis et depuis 1991 au Royaume-Uni, la situation des minorités cernées par les statistiques n’y est pas meilleure qu’en France quand on considère les taux de chômage, la réussite scolaire, la criminalité, ou encore la mobilité sociale. Les émeutes raciales qui secouent régulièrement ces deux pays sont plus violentes et plus meurtrières qu’en France. Elles opposent fréquemment des communautés entre elles, ce qui n’est pas le cas dans notre pays.

Une enquête est-elle utile pour lutter contre la discrimination et doit-on privilégier l’étude des discriminés potentiels à celle des auteurs de discrimination ? Comparons le cas des discriminations à celui de la criminalité. Pour lutter contre le crime, effectue-t-on des enquêtes portant sur les victimes potentielles ? Non. Depuis que les statistiques judiciaires existent (1826 en France), on étudie les circonstances des crimes et leurs protagonistes. De même devrait-on mieux étudier les discriminations là où elles se produisent, dans l’éducation et à l’embauche au moyen de testings ou autres méthodes encouragées par la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde).

Les associations et organismes qui luttent contre les discriminations sont-ils demandeurs d’enquêtes à caractère ethnique ? Non. A notre connaissance, ni la Halde, ni la ligue des droits de l’homme, ni le MRAP, ni la Licra, ni SOS-Racisme, ni la Cimade, n’ont formulé de t
elles demandes et se déclarent ouvertement pour la plupart hostiles aux statistiques ethniques.

Les enquêtes officielles sur les origines sont donc inutiles. Pire, elles sont dangereuses. Elles habituent la population à penser en termes d’ethnicité et de race, fléau qui jusqu’ici avait largement épargné notre pays. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains pays ont refusé ce type de catégories (les syndicats suédois sous la houlette d’Anna Ekström viennent de se prononcer à l’unanimité contre l’usage de catégories ethno-raciales). Or l’enquête de l’Ined privilégie l’aspect ethno-racial et religieux au détriment d’autres facteurs bien connus de discrimination.

De plus, les questions sur la couleur de peau et la religion situées dans le questionnaire à la suite du recueil des parcours d’immigration, et avant les questions portant sur la discrimination, imposent à l’interviewé une conclusion évidente : s’il est discriminé, c’est à cause de son origine définie ici par sa religion et sa couleur de peau. Les sociologues savent bien que l’ordre et la formulation des questions dans une enquête ont une influence indéniable sur les réponses. Que penseriez-vous si, juste après vous avoir demandé votre couleur de peau, on vous demandait si vous vous sentiez chez vous en France ? C’est pourtant ce qui est fait dans cette enquête !

Certes, il existe un racisme latent, fondé sur des représentations raciales, mais c’est le nourrir que de proposer des catégories ethno-raciales sur lesquelles il peut s’appuyer et avec lesquelles il se légitime. Car, là où elles ont été utilisées, les catégories ethniques relèvent au mieux d’une ethnologie de pacotille, au pire d’une vision raciale ou coloniale, propre à chaque pays. En Angleterre, les Maghrébins font partie des White au même titre que les Ecossais.

En France, on voudra certainement les distinguer : leur religion ou celle de leurs parents sera donc utilisée. Les Maghrébins seront ainsi étiquetés « Blancs musulmans ». Inéluctablement, on retombera dans le racisme ethno-racial du XIXe siècle. Les raciologues s’inquiétaient alors de devoir mélanger Sémites et Indo-Européens, juifs, Arabes et catholiques, dont la couleur de peau était bien proche, pensaient-ils. Ils proposèrent d’affiner la classification soit par des mesures anthropométriques et morphologiques : forme du crâne, forme du nez, soit par une référence à l’appartenance religieuse : musulmans, juifs et chrétiens. L’INED et l’Insee n’ont pas osé demander la forme du nez ou du crâne, ils se satisfont de la religion.

Les concepteurs de l’enquête se retranchent derrière l’argument selon lequel l’enquêté est libre de sa réponse pour affirmer qu’ils n’imposent pas de classification raciale. Quelle illusion ou quelle tromperie ! Lorsqu’on vous demande votre couleur de peau, vous n’allez pas nuancer votre réponse, lorsqu’on vous demande la religion de vos parents, non plus. Gageons donc qu’en résultat nous aurons des tableaux distinguant les catégories Blancs, Noirs, Jaunes (requalifiés en Asiatiques), métis (les « autres »), juifs, catholiques, protestants, musulmans, bouddhistes et athées (qualifiés de « sans religion »), etc. Le croisement de ces modalités fournira une classification raciale de la population aux relents inquiétants.

Pour empêcher un tel dérapage des institutions de la République, nous avons signé la pétition lancée par SOS-Racisme pour s’opposer fermement à l’application de l’article de la récente loi Hortefeux sur l’immigration, qui a introduit la possibilité de statistiques ethniques.
Alain Blum, France Guérin-Pace et Hervé Le Bras


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