{{« Zoli » : sur la route, avec les Roms}}
LE MONDE DES LIVRES | 23.08.07 |
C’est une forme de littérature qui fleurit chez les Anglo-Saxons. Comment la décrire ? Des images d’horticulture viennent à l’esprit. Au départ, l’écrivain choisit ce que les botanistes appellent un « sujet robuste » : une histoire vraie, un personnage ayant réellement existé… Sur ce tronc, il implante des greffons (documents d’archives, fiction pure, création poétique, reportage journalistique…). L’idée est de faire fusionner, sur un même thème, des écrits de nature totalement différente. Si la greffe prend, le fruit de ces croisements a des saveurs inédites. Le lecteur ne sait plus où passent les frontières entre les genres, mais l’effet d’authenticité est total : c’est le signe que le livre est réussi.
Les Britanniques et les Américains pratiquent de plus en plus cette forme d’ »hybridation romanesque ». Julian Barnes, dans Arthur et George, fait surgir un Arthur Conan Doyle plus vrai que nature dans un contexte victorien entièrement inventé (Mercure de France, 2007). Jonathan Coe, dans Le Cercle fermé (Gallimard, 2006), fond l’histoire de ses personnages dans un quasi-documentaire politique sur le déclin du blairisme. Mais c’est sans doute l’Irlandais Colum McCann qui a poussé le plus loin ce type d’expérimentation.
Il y a presque dix ans, dans Les Saisons de la nuit, il tournait déjà autour de cette forme composite, articulant son intrigue entre la recherche minutieuse (sur la classe ouvrière américaine au début du XXe siècle) et l’enquête de terrain (chez les SDF de Manhattan), faisant ainsi revivre un siècle d’histoire dans un New York méconnu.
Cinq ans plus tard, il affinait la méthode avec Danseur, une remarquable vie de Rudolf Noureïev où, dit-il, ce qui l’intéressait était précisément « cette ligne arbitraire entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ». Et voilà sans doute l’apogée de sa démarche, Zoli, un épais roman où il s’empare d’un personnage ayant réellement existé (la chanteuse et poétesse gitane Papusza, rebaptisée par lui Zoli Novotna) pour reconstituer l’univers méconnu et mystérieux des Roms.
Tchécoslovaquie, 1930. Dans les montagnes des Carpates, que son peuple appelle joliment les Grelottantes, la petite Zoli, 6 ans, survit miraculeusement, ainsi que son grand-père, à l’anéantissement de sa famille et de son campement par une horde de Hlinkas, des membres d’un parti populaire slovaque d’obédience « fasciste cléricale ». McCann décrit ainsi cette scène où la barbarie atteint des sommets de raffinement : « Les Hlinkas les avaient rassemblés sur la glace, ils avaient allumé leurs feux tout autour sur la rive, ils braquaient leurs fusils pour qu’ils ne s’échappent pas. Lorsqu’il a commencé à faire moins froid, dans l’après-midi, les roulottes, bien obligées, se sont déplacées vers le milieu du lac. Mais la glace a fini par craquer, les roues se sont enfoncées et tout a coulé en même temps, les harpes et les chevaux. »
Cette image est un peu la métaphore du roman tout entier. Entre 1930 et 2003, date à laquelle s’arrête son parcours, Zoli ne fera, au fond, que constater le lent naufrage de son peuple – après le fascisme, le communisme ne sera guère plus favorable aux Tziganes, ni le postcommunisme, et l’on peine à croire que la conférence internationale qui, à la fin du livre, se tient à Paris dans les années 2000 améliorera radicalement leur situation.
Pour autant, il n’y a chez McCann aucun parti pris. « Ce dont je me souviens le plus, c’est de l’arrière de la roulotte quand, toute vêtue de rouge, je regardais défiler la route », fait-il dire à Zoli. Dans ces 300 pages, l’auteur nous invite à nous asseoir à ses côtés. Rien de plus. A contempler le chemin parcouru depuis l’avant-guerre, à sillonner les routes de Bohême jusqu’à l’Italie, l’Autriche et même la France, à découvrir une autre Europe, « l’Europe Rom ».
Mais revenons à Zoli. La petite orpheline a grandi auprès de son grand-père, qui a bravé l’interdit tzigane en lui apprenant à lire et à écrire. Elle est douée pour les mots, mais « il ne faut pas le dire, ceux qui se méfient des livres en feraient toute une histoire ». Elle devient donc chanteuse et met en rimes les récits que les Roms se racontent de génération en génération. En cachette, elle les fixe sur le papier, elle est la grande poétesse du peuple rom.
Mais un jour, en l’entendant chanter, un jeune Anglais en mal de racines tombe fou amoureux d’elle. Comme il ne peut l’avoir – « une Tzigane appartient à un Tzigane » -, l’homme la trahit. Il lui vole ses mots pour en faire un livre. Or la loi des Tziganes est inflexible : rien de la culture rom ne doit être figé sur le papier. Zoli est donc bannie de la communauté. « Polluée à vie. » « Personne ne mangerait plus avec elle. Si elle touchait un objet rom, quel qu’il soit, il serait détruit : cheval, table, plat. A sa mort, on ne l’enterrerait pas (…). Elle ne pourrait revenir, pas même comme un esprit (…). Ils ne parleraient plus d’elle, ne prononceraient plus son nom, elle avait trahi la vie, c’était au-delà de la mort, elle n’était ni tzigane ni gadzi (étrangère). Une rien du tout. »
PAS DE JUGEMENT DE VALEUR
D’un côté la pire des trahisons, de l’autre l’inhumanité de la sentence. McCann n’idéalise rien. Il décrit les uns et les autres, sans jugement de valeur. Il montre sans insister le malentendu fondamental qui les oppose (sur le logement, la scolarisation…). Il varie sans cesse les points de vue, de sorte qu’il est impossible de s’installer dans le confort de ces préjugés qui nous tiennent chaud.
« Nos voix, dit-il, nous viennent des voix des autres… J’ai envie de dire au lecteur : entre là et fais-toi ta propre opinion. » C’est pour cela – on y revient toujours – que sa technique est si percutante. Elle nous plonge tour à tour dans la tête du Hlinka, de l’Anglais, du reporter américain (un double de McCann lui-même), du militant communiste et, bien sûr, de la femme gitane. « C’est à mes yeux la vraie façon de raconter une histoire contemporaine, l’accumulation des angles comme une série de vecteurs différemment orientés », dit McCann. Une démarche « très cinématographique (alterner grand angle, cadrage serré, balayage panoramique) mais qui répond aussi au fantasme de l’image totale ».
Pour le lecteur, tout bouge en même temps : il traverse l’espace, voit s’enchaîner les époques, saute d’une forme d’écrit à une autre avec la même impression de fluidité et d’authenticité. Au bout du voyage, aura-t-il « compris » les Roms ? Sûrement pas, mais il est probable qu’il les verra différemment et pour longtemps. D’où cet éloge de l’écrivain australien Peter Carey à propos de Zoli : « Si la vocation suprême pour un auteur est d’imaginer ce que c’est qu’être « autre », alors Colum McCann est un géant. »
Le Chant du coyote, Les Saisons de la nuit et Danseur, ainsi que de ses deux recueils de nouvelles, La Rivière de l’exil et Ailleurs, en ce pays.
« Zoli » de Colum McCann. Traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre, Belfond, 336 p., 21 €.
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Le destin de « Zoli », une parabole européenne}}
LE MONDE DES LIVRES | 23.08.07 | 16h59
Après Danseur – une vraie-fausse biographie de Rudolf Noureïev, et surtout une gageure pour quelqu’un qui, de son propre aveu, n’avait « jamais assisté à un ballet » -, après Danseur donc, Colum McCann rêvait d’un projet « reposant » : « Je voulais un livre qui me laisse en paix. Un périmètre romanesque restreint, nécessitant peu de recherches. »
Et puis le personnage de Papusza, découvert au hasard de ses lectures, s’est imposé à lui. « J’ai été pris par l’histoire de cette poétesse polonaise née en 1910 et disparue en 1987. Une photo d’elle en particulier me hantait, son visage semblait grandir autour de moi. J’ai essayé de résister jusqu’au jour où je n’ai plus pu esquiver. La difficulté, c’est que je ne connaissais absolument rien aux Roms. Je partageais même, je l’avoue, quelques-uns des préjugés habituels à leur encontre. J’ai donc dû me lancer dans un travail énorme de recherche et de documentation. »
Le goût du défi ? McCann cite en effet ce que Yeats appelle « la fascination de la difficulté ». « C’est le privilège du romancier de pouvoir faire l’idiot et se précipiter là où les autres n’oseraient peut-être pas s’aventurer, dit-il. J’ai fait mon miel de tout ce que j’ai pu, j’ai pillé tant de sources documentaires qu’il me serait impossible de les énumérer toutes. Nos histoires découlent d’une multiplicité de témoignages. »
Colum McCann insiste néanmoins sur la difficulté particulière de cette entreprise romanesque qui, au total, aura duré quatre ans ; sur le rôle qu’a joué dans l’élaboration du livre le magnifique essai d’Isabel Fonseca, Enterrez-moi debout, l’Odyssée des Tziganes (Albin Michel, 2003, réédité en poche chez 10/18) ; et sur ce qui l’aura marqué le plus, son immersion de deux mois, en 2004, dans un campement rom de Slovaquie.
ALLIANCE DE MOTS
« C’est grâce à une fondation de Bratislava que j’ai pu y pénétrer. Avec des guides roms, car l’accès au camp est réputé dangereux », explique-t-il. Dans Zoli, il décrit « les bicoques carrées dans les dédales de boue », « les antennes satellite neuves étincelant sur les toits », les « bouts de bois, les paquets de céréales éventrés, les tessons de verre », « les bouteilles vides de cucu qui servent de carillons au-dessus des portes ». Et aussi « les portraits du Christ, de Lénine, de Marie Madeleine, et celui de saint Jude éclairé par de petites bougies rouges ». La musique enfin, pas celle des harpes ou des violons, mais « la télé à fond qui n’en finit pas de gueuler… »
« La pauvreté était révoltante, souligne-t-il. Des camps entiers sans eau ni électricité, des enfants dénutris, des femmes ayant subi des stérilisations forcées… Mais le plus choquant était peut-être ma (en fait notre) ignorance complète des modes de vie et de l’histoire de ces 12 à 14 millions de Roms qui vivent aujourd’hui dans le monde. »
Au fond – et c’est ce que suggère profondément le livre -, que connaît-on vraiment des Roms ? Sait-on au moins que le mot lui-même signifie « homme » dans la langue romani, un idiome de souche indo-européenne ? Sait-on que ce peuple, originaire du nord de l’Inde, serait arrivé au XIIe siècle en Europe orientale ? Sait-on quelle différence il y a entre les Roms, les Tziganes, les Gitans, les Manouches, les Sintis… ? Sait-on enfin, au-delà des stéréotypes, quoi que ce soit de solide sur leurs traditions artistiques ?
Colum McCann raconte qu’une vieille chanson rom a pour refrain l’idée que « nous partageons des bouts de notre coeur ». « Et plus nous avançons, moins il en reste en nous. Le moment vient où il n’y en a plus assez pour tout le monde, et cela s’appelle voyager, cela s’appelle aussi la mort. Il n’y a rien de plus banal puisque ça nous arrive à tous. »
Le seul regret, à la lecture de Zoli, c’est que McCann ne nous donne pas davantage à nous mettre sous la dent, davantage de poèmes, de chansons, de sagesses, de proverbes tziganes… Puisque, écrit-il lui-même, « contrairement à ce que prétendent différents ouvrages publiés, l’Europe a connu de nombreux poètes roms au cours des années », « des artistes systématiquement ignorés, mais qui ont produit une oeuvre soignée et chaleureuse ». « C’est pourquoi j’ai voulu écrire une parabole de l’Europe à tra
vers cette histoire d’une Gitane intellectuelle. »
Il marque un temps de silence. Une alliance de mots ? C’est ce qu’il semble suggérer, en effet : que l’on n’a guère l’habitude de voir accolés ces deux termes-là, gitan et intellectuel.
« En ce sens, poursuit Colum McCann, Zoli est un roman social : il aborde un sujet rarement traité en littérature comme en politique. Pensez que les Roms sont aussi nombreux que les Juifs. Par comparaison, l’opacité sur leur culture est quasi totale. »
Fl. N.