Les deux bouts de la chaîne de l’exclusion

Le bateau en cartonMardi 14 au Mazarin, cinéma d’Aix, jeudi 16 au Renoir, à Aix encore, ont été projetés deux excellents films que l’on pourrait faire dialoguer, se faire répondre l’un à l’autre. Le premier est « Le Bateau en carton » (2010) de José Vieira, le second est « Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés» de Rachid Oujdi (2014). Vieira relate la vie d’un bidonville de Roms en région parisienne pris dans le processus des expulsions, Oujdi relate la vie de ces vieux travailleurs maghrébins, restés en France et vivant leur solitude entre deux rives qui ne les reconnaissent ni l’une ni l’autre. Essayons ce dialogue entre eux.

Le film de Vieira est austère mais pas misérabiliste, les gens sont positifs, ils veulent vivre, ils ont l’avenir devant eux et veulent le saisir. Le second est solaire. Il montre une population très âgée, finissante, souffrant de solitude, mais souriante tout au long des images, maniant l’humour, gardant l’amour de la vie (et de la France, malgré tout !) malgré les difficultés.

La vie des bidonvilles des années 50 et 60 est évoquée, lorsque ces Chibanis étaient jeunes, qu’ils sont venus travailler pour faire vivre leurs familles restées au bled. La pluie, la boue, les cabanes froides et non étanches, la corvée d’eau. Dans une France des « 30 glorieuses » ces gens étaient les acteurs de notre développement tout en vivant aux marges dans une situation indigne.[1] Dans les années 2000 voici les mêmes bidonvilles qui renaissent, toujours dans la boue et avec les corvées d’eau, toujours les cabanes suintantes. Cette fois-ci avec des familles entières à qui on refuse de travailler, alors que les Maghrébins étaient des hommes seuls qui travaillaient dur, on les avait fait venir pour cela. Des Roms, on ne veut pas qu’ils arrivent. Le traitement des bidonvilles par les autorités a donc été bien différent : tout bidonville est édifié sur un terrain vague, par définition illicite (il n’appartient pas aux occupants), mais dans les années 50 on s’en moquait, on voulait que les gens restent et bossent, ne retournent pas « chez eux », ce « chez eux » qu’ils vont donc perdre. Maintenant on se braque sur cette illicéité pour les pourchasser, espérant que leurs habitants s’enfuient « chez eux ». Dans un cas comme dans l’autre, on ne sait plus ce que signifie « chez eux ».

Les maghrébins étaient des hommes seuls, venus pour envoyer de l’argent à leurs femmes pour élever les enfants qu’ils ne connaissaient pas, ou si peu. Ils ont accepté cette séparation pour devenir des soutiens uniquement économiques. Ceci est leur souffrance actuelle, leurs enfants ne les (re)connaissent pas. La France les abandonne à leur sort, elle ne les voit plus. Et s’ils sont défendus, ils deviennent un « problème », ces quelques centaines de milliers de vieux ! Les Roms sont venus en famille, ont refusé cette séparation, c’est sur place qu’ils les nourrissent en glanant quelques euros. La présence des familles explique en partie le rejet. Les hommes seuls étaient baladés d’un bout à l’autre de l’Hexagone pour répondre à nos besoins, et on comptait bien les voir disparaître quand ils ne serviraient plus. Mais des familles, avec enfants, alors qu’on dit ne pas avoir besoin de leur travail (ce qui est une erreur ou un mensonge suivant le cas), cela inquiète, cela est « insupportable », pour qui se prennent-ils ? Ils deviennent le problème central, ces quelques 20000 personnes … dérisoire ![2]

Les Chibanis subissent une grande pauvreté (l’un disait avoir une retraite de 140€ mensuels). Les règlements exigent de rester au moins 6 mois en France pour toucher la totalité des retraites et allocations diverses. Sinon ce qu’ils toucheraient serait infime, cela après quarante ans de travail ! Mais ne peut-on changer une loi ou une réglementation quand ses conséquences entraînent une telle injustice ?[3] Non, parait-il, leur régime s’applique à tout le monde. On oublie qu’ils n’ont pas été au régime général (boulots non déclarés, papiers égarés – ils sont en majorité analphabètes – parce que personne ne s’est occupé de les aider à constituer des dossiers ou à déclarer leur travail, lorsqu’ils étaient en activité). Misère totale pour les Roms. On leur refuse des contrats de travail, ils sont alors sous-payés (30€ est un « bon salaire » quotidien… quand on les embauche), ils n’ont aucune aide, ni allocations familiales, ni aide au logement, puisqu’ils n’ont pas de contrat ! « Ils seraient une charge insupportable pour le système social français ». Ne parlons pas du RSA ou d’autres allocations. On leur refuse même l’aide juridictionnelle quand on les convoque au tribunal pour les expulser car « ils ne prouvent pas qu’ils sont pauvres ». Changer le règlement, ou l’appliquer avec souplesse serait un passe-droit insupportable (a précisé le Sous-préfet d’Aix).

On voit un Chibani du film à qui on réclame environ 19000€ de « trop perçu » parce qu’il est resté un an au Maghreb à cause de sa fille très malade. Donc il doit rembourser ce qu’il a perçu les trois années précédentes. S’il s’agissait de 19 millions d’euros, l’administration ferait sûrement une transaction (il n’est pas besoin d’évoquer Tapie ou Balkany ou quelques autres) comme elle en a le pouvoir, mais pour lui, pas question, il rembourse mois après mois…et il garde le sourire quand il l’évoque ! Quant aux Roms, quand ils font de la ferraille sur les décharges, ils se font arrêter puis condamner par les tribunaux (ils n’ont pas la chance d’être sur le bidonville du Caire qui fait vivre des milliers de gens, nous sommes en France tout de même !), c’est la loi…inventée pour qui ? Les banques refusent de leur ouvrir des comptes (la ferraille doit – règlement assez récent, visant qui ? – être payée par chèque). La raison invoquée par le capitaine de gendarmerie témoin de la chose : en Roumanie il existe des faux-papiers, alors il faut se méfier ! Il n’y a pas de faux-papiers à Marseille ? Qu’en sait-il sur la Roumanie ? Ainsi, dans les deux cas, les administrations, censées permettre aux citoyens de vivre, sont des machines à exclure. Racisme ordinaire…

Cette façon de faire de l’Administration est sous-tendue par cette idée récurrente de la fraude. Tous ces pauvres, Chibanis ou Roms (et tous les autres  « pauvres » d’ailleurs) seraient des fraudeurs en puissance (et des voleurs pour les Roms, tous bien sûr). Pas les autres « bons français », les Cahuzac, Tapie ou Balkany, ou encore Tiberi, pour parler des grands, ou les braves gens qui ne font pas de vagues. Mais les pauvres ! Alors pour eux il y a surveillance, méfiance, durcissement des réglementations, amalgames (« si ce n’est toi, c’est donc ton frère »), atmosphère puante dans laquelle nous marinons.

Les Chibanis sont des migrants. En 50 ils étaient soumis au code de l’Indigène, bien que français : on pouvait les déplacer librement, pour les besoins de la France. On les a transplantés en France pour nous servir. Nous avons fabriqué des migrants et ils l’ont accepté, bien obligés de nourrir leurs familles. Les Roms sont aussi des migrants, mais ce sont eux qui ont décidé de quitter leur pays qui ne leur proposait que le chômage et l’exclusion. Nous n’en voulons pas, les pensant inutiles. Ils sont venus pour les même raisons que les autres. Les premiers font verser une larme à notre député : « c’est nous qui les avons fait venir et voilà le résultat ! », ils sont de « bons pauvres », de « bons migrants ». Les seconds ont la malchance d’être de « mauvais pauvres ou migrants », alors on botte en touche quand on les évoque. Comme a dit notre Sous-préfet : « ce sont eux qui se sont mis dans leur tort en venant », fermez le ban. Mais les « bons » ou les « mauvais » sont de toutes façons les exclus du système, ceux qui payent dans leur chair et leur cœur pour l’indifférence et la haine des autres.

Que faire ? Les uns ont proposé une pétition, immédiate. Les autres une manifestation. Très bien, mais après ? On est devant une machine étatique à exclure, qui broie les personnes. Derrière cette machine se cachent les braves gens. « Il n’y a pas de fumée sans feu ». Si on peut mépriser les Chibanis, c’est que finalement ils auraient dû rentrer « chez eux », ce « chez eux » qu’ils ont perdu à notre service. Si on dit tellement de mal des Roms, c’est bien que ce doit être vrai, et eux aussi pourraient rester « chez eux », ce peuple que chaque pays a considéré comme « gens d’ailleurs ».

Cette machine, aveugle, injuste, broyeuse de vies, est au service de certains. Elle n’est pas une machine folle, mais une machine dirigée, elle est au service de certaines volontés. C’est à ces volontés qu’il faut s’attaquer. Partout le peuple doit manifester qu’on ne peut pas mépriser des travailleurs qui ont passé leur vie à œuvrer pour nous, qu’on ne peut pas accepter la chasse à des familles qui essayent de survivre dans un monde qui ne veut pas d’elles. Nous sommes tous responsables de nos dirigeants, nous sommes tous responsables de l’atmosphère dans laquelle nous vivons[4].

Marc Durand

Vendredi 17 avril 2015

 

[1] Les deux films montrent bien l’indignité, l’horreur des lieux, habités par des gens dignes. Cet hiver le bidonville de Luynes n’avait rien à leur envier. La réalité est chez nous.

[2] Quand il y a des élections, les 300 000 (environ) Chibanis ne sont pas évoqués, ils sont tombés dans l’indifférence de tous. Et on se concentre sur les 20 000 Roms qui seraient « le problème » de la France à voir la place qu’ils prennent à ce moment ! ils suscitent la haine de tous.

[3] Tout étudiant en Droit apprend dès le début de ses études que le Droit n’est pas un but, mais un moyen de permettre à une société à vivre en conformité avec ses valeurs, et qu’il doit constamment évoluer pour le permettre.

[4] « Responsables » ne signifie pas « coupables », mais « en responsabilité ». Cette situation est de notre responsabilité.


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