Entretien avec Patrick Williams, anthropologue au CNRS-Paris, spécialiste des Tsiganes.
D’où viennent les Tsiganes ?
Il est aujourd’hui admis, même si cette théorie scientifique est toujours en discussion, que les Tsiganes viennent d’Inde. Leur langue est dérivée du sanskrit. Les historiens reconstituent peu à peu l’itinéraire de ce peuple, passé par la Perse, l’Asie mineure, les contours de la mer Noire, la Grèce et la Turquie. C’est dans ce dernier pays que leur parcours et leur langue se sont éclatés pour former différentes branches : on trouve aujourd’hui des dialectes influencés par le turc, le grec, le roumain, l’allemand, l’espagnol…
En France, on relate l’arrivée des premiers groupes de « Bohémiens » dès le XVe siècle. On les appelait aussi les « Egyptiens » – d’où viennent les mots « gypsy » en anglais et « gitano » en espagnol (gitan en français). Même s’ils ne venaient pas d’Egypte, les gens étaient sensibles à leur exotisme et concevaient, déjà à l’époque, des idées fausses à leur endroit.
Les Tsiganes qui s’installent en Roumanie ont un statut d’esclave depuis le XIVe siècle, et ce jusqu’au XIXe. C’est à ce moment, lors de leur émancipation, qu’ils commencent à se déplacer vers l’Europe occidentale. Certains viennent en roulotte, d’autres en train, avec des tentes. On trouve, au milieu du XIXe siècle, des reportages dans la presse française sur ces groupes qu’on trouve très pittoresques, les femmes portant de longues jupes colorées et des pièces d’argent dans leurs nattes, les hommes, chapeaux, grandes bottes, barbe et cheveux longs…
o Comment sont-ils accueillis en France ?
Lorsque les premiers Tsiganes arrivent en France, il y a d’abord un moment d’émerveillement. Ils se présentaient aux portes des villes en tant que pèlerins chrétiens, disant qu’ils avaient dû abjurer leur religion sous la pression de l’empire ottoman. Ils disaient qu’ils devaient, depuis, aller de ville en ville sans jamais s’arrêter. Dans les premières décennies, on leur offrait l’hospitalité, des victuailles, de la viande, du vin… Mais peu à peu, on s’est rendu compte qu’ils ne faisaient pas que passer. Et il y a eu de plus en plus de plaintes pour de petits larcins – des vols de volaille dans les campagnes, des arnaques de diseuses de bonne aventure…
A partir du XVIe siècle, l’attitude à leur égard a changé : les autorités se sont mises à les expulser. Et comme tout le monde les chassait en même temps, ils tournaient partout… et ce jusqu’à aujourd’hui ! Mais la vision qu’on s’en fait reste toujours ambivalente, entre fascination et rejet. On les considère toujours à travers des traits stéréotypés, à la fois positifs et négatifs : ils sont libres, et ne respectent pas les lois, proches de la nature, et non-civilisés, leurs filles sont séduisantes, mais ensorceleuses… Louis XIV, par exemple, adorait se déguiser en Bohémien pendant les fêtes à Versailles, ce qui ne l’a pas empêché de signer le « décret du roi contre les Bohémiens ». Au cours de l’histoire, ils ont subi des traitements plus ou moins violents – avec, au plus extrême, la solution finale des nazis, qui aura tué entre 500 000 et 1 million de Tsiganes en Europe, selon les sources.
o Y a-t-il une unité du peuple tsigane ?
L’unité se trouve surtout dans le regard qui est porté sur eux, de l’extérieur. Vu de l’intérieur, il y a plutôt une grande diversité. En banlieue parisienne, par exemple, un gitan qui vend des habits sur le marché peut prendre une cliente rom pour une immigrée d’Europe de l’Est, et la Romni le prendre pour un « gadjo » (terme romani pour désigner les non-tsiganes). A l’inverse, des Roms roumains peuvent se comprendre avec des Roms kaldéraches qui vivent en France depuis le XIXe siècle.
En France, les dialectes romani restent très vivaces dans certaines communautés – comme le manouche dans le Massif central, en Alsace et dans les Pyrénées. D’autres parlent un « argot des voyageurs », dont certains mots ont été d’ailleurs repris dans l’argot des cités [c’est le cas par exemple de « poukave » (dénoncer), « chourave » (voler), « marrave » (frapper)].
o Dans quels secteurs travaillent, traditionnellement, les Tsiganes ?
Les Tsiganes ont souvent associé l’artisanat et le commerce. Du temps des roulottes à chevaux, c’est-à-dire jusqu’aux années 1950-1960, ils s’étaient spécialisés dans la vannerie. Les hommes fabriquaient, les femmes vendaient. Ils travaillaient aussi dans le maquignonnage – ils élevaient des chevaux et les vendaient -, ou encore dans le colportage, les marchés. Puis, avec les automobiles, ils se sont mis à revendre des pièces de voiture et de la ferraille, ou encore tout autre produit de récupération. Les Roms kaldéraches étaient chaudronniers et réparaient le matériel de cuisine, pour des cantines, des hôpitaux, etc. Mais comme le cuivre et l’aluminium ont disparu, ils se sont reconvertis dans la remise en état de l’outillage industriel. Ils ont toujours, en tout cas, su s’adapter aux conjonctures économiques.
Enfin, il y a aussi des familles tsiganes dans le cirque, les fêtes foraines, et une tradition de la musique et de la danse, des spectacles de rue. La musique tsigane est d’ailleurs en vogue aujourd’hui, avec des groupes comme les Gypsy Kings, et le jazz manouche de Django Reinhardt.
Par ailleurs, dans les années 1970 à 1990, on a vu apparaître en France des Tsiganes venus d’ex-Yougoslavie, avec des bandes d’enfants qui font les poches dans le métro. Puis, après la chute de Ceausescu en Roumanie, des Roms de Roumanie et de Bulgarie, qui pratiquent une mendicité parfois agressive. Au passage, les mesures récentes du gouvernement sur l’élargissement de l’accès à l’emploi des Roms ne concerne finalement que peu de monde : les 15 000 à 30 000 Roms venus de Roumanie et de Bulgarie, qui ont acquis une visibilité particulière dans l’actualité ces derniers temps. C’est peu, par rapport aux quelque 300 000 à 400 000 Tsiganes de France.
o Les Tsiganes sont-ils nomades ?
L’image du gitan qui voyage sur les routes est typique d’Europe occidentale. En Europe de l’Est, les Tsiganes sont sédentaires, et sont plutôt associés à l’image des cabanes, de petites maisons misérables dans un guetto, en ville ou à la sortie des villages. Depuis la fin des régimes socialistes, les migrations de l’Est vers l’Ouest de l’Europe sont dues à des motifs économiques et politiques, à des questions de pauvreté et de racisme. En Hongrie et en Roumanie, il ne faut pas oublier qu’il y a des pogroms, des descentes de bandes néo-nazies contre les Roms.
En France, les Tsiganes peuvent vouloir se déplacer pour différentes raisons. Dans mon enfance, dans le Massif central, des Manouches circulaient avec les chevaux, les roulottes, ils s’arrêtaient près des rivières, faisaient un grand feu de camp… Mais ils se déplaçaient de quelques kilomètres par jour, sur à peine deux départements. Il y a aussi beaucoup de mouvements liés à la vie interne de la communauté – noces, décès, religion – et d’autres liés à l’activité économique, pour faire les marchés par exemple. Il y a des déplacements liés aux expulsions aussi… Et des longs voyages dans leurs familles, en Europe ou aux Amériques. Ils ont la culture de la rencontre, toutes les occasions sont bonnes pour se rassembler.
Angela Bolis